LE SAUMON... AU SEDGE...

 Les idées reçues, mythes et autres fables concernant le saumon nous influencent tous plus ou moins et conditionnent souvent d'une façon irréversible notre technique de pêche de ce poisson à l'humeur tellement imprévisible. Et une fois maîtrisées les techniques de base qui nous conduisent tôt ou tard à nos premiers succès, il est souvent facile d'être victime d'un immobilisme chronique qui invariablement nous empêche de profiter totalement des finesses de cette discipline ingrate. Heureusement, il arrive quelquefois, lorsque l'on pêche le saumon, que des faits bizarres ou des réactions curieuses se produisent, manifestations visuelles ou tactiles inhabituelles qui nous laissent souvent perplexes et nous forcent à remettre sérieusement en question un bon nombre de données qui nous semblaient jusqu'alors incontestables.

Observation et adaptabilité sont les deux plus de la pêche au saumon et ignorer ou négliger ces deux facteurs conduit irrémédiablement à se priver de nombreux moments rares et privilégiés souvent associés à cette pêche difficile. Parfois le fruit du hasard, mais la plupart du temps la conséquence d'observations faites sur la rivière même par soi-même ou bien par d'autres, la découverte d'une nouvelle méthode qui marche est l'un des ingrédients qui rendent la pêche du saumon à la mouche tellement satisfaisante.

Le besoin de se débarrasser de ces idées reçues et de ces mythes souvent plagiés m'est apparu évident cette saison sur la Suir, lorsque je fus témoin pendant une période de plusieurs semaines en juillet et août d'événements pour le moins inhabituels et qui ont certainement modifié à jamais mon comportement vis à vis de la pêche du saumon à la mouche.

L'un de mes derniers rêves non exaucé par cette merveilleuse rivière était de prendre un saumon à la mouche sèche. Si j'avais eu le privilège lors d'un séjour de pêche au Canada de voir plusieurs pêcheurs réussir grâce à cette méthode, je m'étais aussi rendu compte à quel point cette forme de pêche nécessite des rivières de taille moyenne à fonds clairs et peu profonds où l'on peut observer les réactions du poisson vis à vis de l'artificielle. Ceci explique en partie pourquoi il est très aléatoire de réussir en sèche sur la plupart de nos rivières à saumon européennes, cours d'eau souvent trop larges, trop profonds et aux fonds trop sombres pour pouvoir y suivre les évolutions d'un saumon au poste.

Une grande rivière comme la Suir en Irlande ne se prête guère à la pêche du saumon en sèche et depuis 17 ans que j'y taquine Salar, je m'étais efforcé d'utiliser de gros plumeaux , tel le Claret Bumble cher à Kingsmill Moore ou des imitations de Daddy Long Legs, artificielles fréquemment utilisées par les pêcheurs en dapping sur les lacs du Connemara, et d'autres mouches comme la Yellow Dolly cher à Derek Knowles, plus un bon nombre de mes créations personnelles plus appétissantes les unes que les autres. Néanmoins les résultats obtenus furent plutôt décevants, et malgré le fait qu'un certain nombre de saumons montèrent, roulèrent ou tapèrent sur ces artificielles, aucun ne daigna engamer la mouche et chaque fois le rêve s'évapora...

Le fait de pêcher avec une mouche sèche en sauteuse et une petite artificielle en pointe à l'aide d'une soie flottante me permit bien de prendre quelques saumons. Bien que la plupart des poissons prirent la mouche de pointe, quelques-uns interceptèrent la sauteuse, mais, restons honnête, ce n'est pas vraiment de la pêche en sèche... de plus il est particulièrement difficile de définir si c'est le sillage fréquent de la sauteuse qui déclencha l'attaque ou bien si c'est l'artificielle elle-même flottant sur la surface qui tenta Salar...

Mais il semblerait que tout vient à point pour qui sait attendre. En effet, cet été, alors que je visitais un de mes clients pêcheurs sur la rivière, celui ci me montra un beau poisson qu'il venait de prendre en sèche. Etant essentiellement pêcheur de truite fario à la mouche et quelque peu perplexe devant sa prise, il me demanda de lui dire si son poisson était une truite de mer ou bien un castillon. Il fut tout étonné, tout comme moi de se rendre compte qu'il avait en fait pris un petit castillon de 3 livres... en sèche...

Diablement intéressé par son aventure, j'écoutais avidement le récit de sa capture. C'était la fin d'une chaude après-midi de juillet, pêchant dans l'eau, il remarqua à un mètre de la rive en bordure d'un herbier un gobage bizarre... il me le décrivit plutôt comme un marsouinage car il put par la suite observer à plusieurs reprises le dos du poisson. Ces gobages qu'il qualifia aussi de maladroits se répétèrent d'une façon régulière, si bien que mon ami Raymond Courpasson, ayant aperçu quelques petites phryganes qui commençaient à voleter en rasant la surface, décida d'échanger son petit cul de canard à corps jaune contre un petit sedge marron (genre Devaux 420). Son artificielle fut prise au premier passage et après un combat furieux et souvent aérien, il fut soulagé de se rendre compte de la solidité du 12/100ème moderne et put savourer son triomphe. Malheureusement, il avait déjà vidé le poisson dans la rivière et je ne fus pas en mesure d'inspecter son contenu stomacal. J'aurais aimé vérifier si, un poisson réputé pour ne pas se nourrir lorsqu'il remonte une rivière pour frayer et qui de toute évidence "mouchait", aurait eu quelques traces de ses agapes de l'après-midi dans son estomac. Tout en maudissant intérieurement la chance de cet ami, je le félicitais chaudement de sa capture.

Ce n'est que 15 jours plus tard que je fus personnellement l'objet d'un incroyable coup de pot similaire. En effet pêchant la truite un soir avec mon ami Patrick André et armé de sa Fenwick 8 pieds 6 que je voulais essayer, j'aperçus près de la berge un gobage curieux et énorme. Observant le manège pendant plusieurs minutes je notais que le poisson montait à intervalles réguliers et la dorsale et le dos du poisson était chaque fois visible un peu comme un bulger. Le poisson avait l'air de belle taille et bien qu'étant à la limite des pantalons de pêche, le lancer semblait facile et le poisson prenable. Ne pouvant déceler dans la lumière qui baissait ce qu'il prenait en surface et ayant quelques phryganes marbrées posées sur ma veste de pêche, je décidais de monter un de mes sedges en ailes de bécasse (hameçon 12) sur mon bas de ligne en 14/100ème. M'approchant prudemment, en overdose d'adrénaline je commençais à lancer. Au premier passage correct l'artificielle disparut, une fraction de seconde plus tard ma canne me fut pratiquement arrachée des mains et, au passage mes compliments à Franco Vivarelli, la ligne sortit à une vitesse vertigineuse du moulinet qui bien sûr n'avait aucun backing... Par chance, je parvins à arrêter le poisson alors qu'il ne restait environ que 30 à 40cm de soie sur la bobine... Le poisson désaxé fit une chandelle fabuleuse suivie d'un nouveau départ meurtrier vers l'amont, n'ayant d'autre choix que de suivre le poisson, j'embarquais copieusement, ceci ne fit absolument rien pour tempérer l'état d'excitation et de fébrilité dans lequel je me trouvais alors... Pendant un quart d'heure inoubliable, mon seul désir fut de pouvoir vérifier que le monstre qui me malmenait et me cassait le bras était comme je l'espérais un saumon...

J'avais beau essayer de me convaincre qu'une truite de cette taille aurait depuis longtemps trouvé refuge dans les herbiers, j'avais besoin d'une preuve irréfutable que mon rêve était en train de se réaliser. Il y avait toujours la possibilité que mon adversaire fut une truite de mer bien que la plus grosse que j'ai vu prendre dans la Suir ne faisait que 3 livres... et ce poisson était d'évidence bien plus lourd... Entre temps, l'animal sur lequel j'avais que peu ou pas d'influence directe était visiblement le patron... j'eus largement le temps de me rendre compte qu'une canne à une main courte n'est pas vraiment l'outil adéquat pour ce genre de rencontre. Patrick, à mes côtés était tout aussi excité que moi-même et je le revois encore les yeux brillants d'anticipation et me criant des encouragements. Le patron finit par s'emberlificoter dans un herbier. Dans un effort désespéré je l'y rejoignais et le délivrais grâce à un bon coup de botte bien placé... Ce fut son baroud d'honneur et une minute plus tard je pus enfin l'admirer... le prenant par la queue je le mis au sec et lui assénais le coup de grâce. Je reçus de Patrick l'accolade émue de la victoire. Ce n'est qu'alors que je recommençais à respirer...

Comme deux gamins émerveillés nous admirâmes longtemps ce beau castillon de 6 livres tout frais monté, un poisson de toute beauté et qui restera gravé à jamais dans ma mémoire de pêcheur. Mais je n'étais pas encore au bout de mes surprises. En effet, en vidant l'animal je m'aperçu que son estomac bien qu'atrophié contenait néanmoins un nombre important de phryganes à l'état nymphal et à l'état ailé... et bien qu'ayant lu des récits de cas similaires dans un certain nombre de revues et de livres de pêche, c'était la première fois depuis 17 ans que je pêche le saumon avec assiduité que je capturais un poisson ayant de la nourriture dans son estomac.

Je pensais que ce n'était que l'exception qui confirme la règle et je me contentais de me réjouir d'être maintenant membre à part entière du Club très exclusif des Pêcheurs au Saumon français ayant capturé un saumon en sèche, jusqu'au jour où deux semaines plus tard, un de mes amis du Massif Central, Robert Boiteux, longtemps pêcheur de l'Allier et habitué de la Suir, se décida lui aussi à joindre ce Club d'Elite et pris sur le même parcours, pratiquement au même endroit et à la même heure, un autre castillon en pêchant en sèche avec une Phrygane de sa composition ( aile en quill de coq roux foncé/marron) et surnommée le Zéphirin Trompe la Mort. Fait le plus troublant est que ce poisson lui aussi était gavé d'émergentes de Sedge et d'insectes ailés... De plus il est tout de même assez déconcertant de noter que ce même ami pêchant en sèche avec une phrygane avait perdu un castillon l'année précédente sur ce même parcours...

Enfin, pour couronner le tout, fin-août, un client italien pris lui aussi un petit castillon en sèche avec une phrygane à ailes en perdrix (sedge di colore scuro...). Ayant remis le poisson à l'eau vivant, on ne saura jamais si ce castillon avait le ventre plein... néanmoins ces quatre expériences en tous points similaires sont diablement intéressantes et même troublantes en ce sens qu'elles chamboulent pas mal des idées reçues au sujet du saumon, de sa pêche et de son comportement en rivière.

Une synthèse de ces quatre incidents séparés nous montre que ces poissons furent tous pris en sèche, en fin d'après midi, avec une artificielle représentant la même mouche: une phrygane, alors qu'ils étaient visiblement au poste et mouchaient régulièrement et même assidûment. Deux de ces castillons avaient l'estomac rempli d'insectes à différents stages de digestion ce qui tend à prouver qu'ils se nourrissaient depuis déjà relativement longtemps et que ces incidents n'étaient donc pas isolés dans le temps. Autre point intéressant, les poissons étaient tous près d'un herbier près de la rive, alors qu'à cette époque d'eaux plutôt basses, les castillons ont tendance à stationner dans le chenal au milieu de la rivière où l'eau est plus profonde et plus fraîche. A noter aussi que ces poissons étaient tous des castillons (poissons n'ayant passé qu'un an en mer) et non des saumons d'été qui eux ont passé au minimum deux années en mer. Ce fait explique peut-être que ces petits saumons, n'ayant quitté leur rivière que pendant une période assez courte n'avait pas totalement perdu le réflexe instinctif de s'alimenter comme il le faisait avant de se transformer en smolts et d'entreprendre leur migration vers l'océan.

Quelle que soit la motivation ou le tropisme qui poussa ces poissons à agir de la sorte, il est évident qu'il y a une importante leçon à tirer de ces aventures. Elles nous démontrent d'une façon exemplaire qu'il est dangereux sinon irresponsable de dogmatiser à la pêche au saumon et si je suis moi-même convaincu que la très grande majorité des saumons qui remontent ne s'alimentent pas durant leur migration vers les frayères, il n'en reste pas moins vrai qu'à l'avenir je garderai un oeil bien ouvert pour ceux qui ont décidé de faire une entorse à la règle...

Jean-Loup Trautner©1994

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